L’océan indien, tel un grand drap, me recouvre de vagues tandis que je plonge dans la marre immense aux requins. Je nage, navire solitaire, dans l’écume à saveur de houblon et me roule dans le sable blanc des plages de Port Elizabeth. Les quatre jours passés dans cette ville ont été joyeux, entremêlés d’embrouilles et de pluie. Je me suis senti comme un touriste : bons restos, bar, danse, vins (excellent Shiraz, succulent Merlot), plages, centre d’achat. Quelques babioles ont rempli mon sac. Je suis revenu. Jozy me sourit à nouveau.
J’ai eu la chance de faire la traduction – du Swana à l’anglais –d’une entrevue que j’ai captée il y a quelques semaines grâce au travail d’Amos et Naledi. J’ignorais la teneur des propos de cette femme. J’ai eu mal. Mal à m’en déchirer la conscience. Les faits que je vais exposer ici ont déjà été mentionnés dans un précédent mémo. Au risque de me répéter, il m’apparaît essentiel de crier haut et fort cette interview à travers le porte-voix de l’écriture pour rejoindre et peut-être conscientiser quelques personnes.
Ntswaki Thjau a tout au plus 25 ans. Elle travaille à la Dorsöts Industries depuis 5 ans. Elle arrive le matin au boulot vers 7h30 et termine son quart de travail en pleine nuit, parfois vers quatre heures le matin. Les tâches qu’elle effectue sont diverses : production de produits alimentaires variés, mise en conserve, entretien. Elle reçoit un salaire hebdomadaire de 165 rands par semaine (+ ou – 25$). Sur ce montant, elle donne 35 rands pour son hébergement. Son dortoir est une petite pièce sans fenêtre qu’elle partage avec trois autres travailleuses. Lorsqu’elle veut se laver, les travailleuses doivent sortir de la pièce car il n’y a pas assez d’espace pour se mouvoir. Le patron nourrit les travailleurs avec des produits périmés. Elle raconte l’histoire de plusieurs personnes qui ont des éruptions dans le cou à la suite de la consommation de ces produits. Leur régime alimentaire est constitué essentiellement de « beans » et de « pap » (pâte de maïs blanche très opaque). Tous les jours. Ce sont ses mots.
Après avoir joint le syndicat, cette femme et des dizaines d’autres ont été rabrouées et punies. Elles ont lavé le plancher de la maison du patron à genou, avec un linge. Il n’est pas question d’utiliser une vadrouille. Elles ont coupé le gazon avec des ciseaux. Durant l’interview, elle mentionne le mot domestique. Ces femmes sont utilisées comme des serviteurs. C’est ce qu’Amos me confirme lors de la traduction.
Puis Ntswaki raconte l’horrible. Il y a un des fils du patron, l’un des deux gros Arabes aux tempes grisonnantes, Rice, qui traite les travailleuses comme des esclaves. Il les bat. Il leur crie des injures. Kaffir. Il les insulte avec leur mère. Son respect de la vie humaine est absent. Le gain, une BMW et de belles chaussures, un téléphone nec-plus-ultra (je n’avais jamais vu ça auparavant un cellulaire comme celui-là), une grande maison pouvant accueillir huit familles; voilà ce qui importe. Humiliées dans leur intégrité, ces femmes n’ont d’autres choix que de se révolter. Sans passeport, sans permis de travail, ces femmes et ces hommes sont des forces de vivre. Leurs mains valent un tison d’or. Chaque fois que j’en empoigne une, je tiens l’énergie du désespoir.
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On m’apporte, quelques jours plus tard, un article de journal qui parle d’un homme qui a été séquestré et battu durant cinq heures par son employeur. Les tortionnaires sont les deux fils du propriétaire de la Dorsots Industries.
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Mardi, harassés par les cris et les danses des travailleuses qui manifestaient, les dirigeants de la manufacture ont appelé la police. Les agents de la paix ont tiré des balles, des rubber bullets, sur ces femmes sans défenses. Trois blessées. Je n’étais pas là. À mon grand désarroi. Vous avez, par contre, une photo que j’ai prise des cartouches. Mon documentaire commence à prendre forme.
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J’ai assisté à une nouvelle manifestation hier. Une autre industrie. Les proprios sont des Libanais. L’usine déménage au Malawi. Là-bas, les travailleurs acceptent un salaire moindre. Ici, ils gagnent 200 rands par semaine (32$). Là-bas, la moitié moins, et moins encore.
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Si vous voulez faire de l’argent, vous pouvez toujours vous offrir quelques centaines de travailleurs à bas prix. Si vous n’avez pas de remords, si vous n’avez aucun respect pour la dignité, alors venez ici. Je sais, je fais dans le sarcasme. La douleur est difficile. La rage intense. J’aimerais bien être avec Rice dans une pièce fermée.
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Je me sens comme une boule. Une boule de tristesse et de compassion, une boule de bric-à-brac qui s’élance dans un vide et qui rebondit, surchargée d’un poids moral et d’une conscience globale. Je voudrais être un feux d’artifice et exploser de lumière, mais je me limite à la seule possibilité de prendre l’image et de la recomposer pour qu’elle soit projetée ici et peut-être ailleurs.
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Moi, pour avoir saisi un peu de l’ailleurs, rien qu’une parcelle, tiens à partager et à propager la plainte formulée par des dizaines de travailleuses et travailleurs. Je vous convie à m’envoyer un courriel pour vous procurer le DVD que je produirai dès mon arrivée. Si vous avez des contacts, si vous connaissez des enseignants au secondaire, au collégial, à l’université, si vous êtes membres d’un comité, d’un groupe, d’un ONG, d’un syndicat, si ça vous intéresse, si la lutte contre l’injustice est l’une des valeurs qui sillonnent votre quotidien, écrivez-moi. Vous pouvez utilisez le lien qui figure sur la page principale.
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J’ignore quelles sont les possibilités, quels sont mes moyens : j’aimerais revenir ici, ou aller quelque part en Afrique et produire un documentaire plus étoffé sur le sujet. J’aimerais savoir si ça intéresse des gens. Les démarches peuvent être longues : ACDI, organismes subventionnaires, ONF. Ai déjà tout l’équipement, reste plus qu’à l’assurer. Suffit de deux ou trois personnes crinquées à l’os. Passez le mot.
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PENSEE
Je veux une vie en forme de toi
Et je l'ai
mais ça ne me suffit pas encore
je ne suis jamais content...
(Boris Vian)
Libellés : Afrique du sud