LE SONGE

L’autobus qui effectue la liaison entre Koulikoro Ba et Bamako surchauffe et la tôle, illuminée de soleil, devient un panneau solaire qui chauffe l’air que respire les passagers. Des enfants pleurent, des femmes et des hommes discutent et parmi les occupants du véhicule, D’Tji scrute le paysage. Il arbore des lunettes fumées et une casquette. Ses bras sont couverts de sueur, il pense, il rit, il songe. Il devient le Monsieur Songe du roman de Robert Pinget; il s’écarte et part à la conquête de ses aspirations.

La route est longue, les arrêts fréquents. Les vendeuses ambulantes assaillent les voyageurs qui gueulent des prix, quémandent des tomates et des pastèques. À la fin de l’après-midi, Bamako ouvre ses portes et sa folie, son trafic incessant, sa poussière et sa chaleur de mère. D’Tji retrouve avec une joie avouée Boa monté fièrement sur sa monture argentée qui grogne d’impatience de prendre sur sa selle le second motocycliste.

Le soir Boa et D’Tji boivent dans un bar accompagnés d’amis, ils rigolent et la complicité s’installe. La nuit est déjà trop longue que la fatigue les prend dans ses mains et le goudron devient le sentier qui les mène aux confins du sommeil. Une halte pour se reposer et manger le mouton rôti. Tout porte les deux hommes vers le repos; l’estomac rempli, l’ivresse et le dur labeur de la semaine.

Le lendemain, levée tranquille, visite du marché central. Le soleil mitraille, la chaleur s’empare de D’Tji et le consume tranquillement. Il fatigue, il ressent la lourdeur de vivre dans ses jambes. Le soir la chaleur le secoue; il tombe comme une feuille d’automne et la nuit durant il aura des sueurs, de la fièvre, des courbatures et un étau prendra sa tête pour la compresser jusqu’à la douleur. Le lendemain, après la blancheur de la nuit, il éclate devant Boa, se dirige dans la salle de bain, se regarde dans le miroir; il explose d’angoisse, de lassitude, de fatigue et le sel de sa sueur abondante se mélange au sel de ses larmes. Malgré tout, il part à la gare et achète un billet de retour pour rejoindre ses terres, à Katibougou.

Derrière les lunettes fumées de D’Tji, les yeux s’embuent d’un large filet d’eau poissonneuse. La gorge, maintenant douloureuse, se noue d’émotion et d’enflure et les ganglions forment deux masses opaques de chaque côté du cou. Il appelle Boa. Boa lui conseille de contacter la doctoresse Guindo. Il téléphone. Prend un taxi.

À la clinique Guindo, dans une petite salle, un homme fait plus de quarante degrés de fièvre. Il n’en peut plus de se retrouver ainsi; il maudit, jure et l’orgueil qui le tenaille éclabousse la température de la ville, sa piètre condition, sa désinvolture, sa faiblesse, il s’embrase de fièvre, de rage et de délire. Devant l’état du patient, le professeur Guindo prescrit une kyrielle de perfusions intraveineuses dont un calmant pour soulager le malade.

D’abord on soupçonne une infection, puis une mononucléose. Puis l’interrogation. Surplus de fatigue? Mauvaise gestion du repos nécessaire à la convalescence? Tout y passe.

L’après-midi suivant la doctoresse Guindo entre dans la chambre de D’Tji et s’assoit. Elle le sermonne, le questionne. Il doit faire preuve d’humilité dans la maladie et accepter une période de rémission. Il doit accepter qu’il n’est qu’un humain, pas une machine. Après un scorpion et une crise de paludisme, on ne reprend pas le travail, l’entraînement et les activités sociales à trois cent kilomètres/heure. Il parle. Il se culpabilise. Se sent coupable d’être malade. Sur ces paroles, la doctoresse répond qu’on ne choisit pas d’être souffrant et que la culpabilité n’a pas sa place. L’orgueil, sournois, trotte dans la tête de D’Tji.

D’Tji, sur le bord de la piscine, rigole avec Boa et Al Assane. Il est chez Richard, un consultant québécois qui œuvre dans le domaine de l’éducation. La villa est immense, riche. La terrasse splendide. Les repas copieux. Le lit confortable. D’Tji reçoit l’invitation de passer la semaine, de prendre le temps, de se reposer, ce qu’il fera tous les jours. Il y a aussi Yves, un autre consultant pour la Bank Of Africa, qui le réconfortera lors d’une poussée de fièvre. Ces deux hommes ont été comme des pères.

Quelques journées avant son départ pour Koulikoro, D’Tji se regarde dans le vide. Il sent en lui remonter une force qu’il avait enterrée depuis quelques années déjà. Si vous le connaissez, et surtout si vous le connaissez bien, vous savez de quoi il s’agit. Cette force a fait irruption d’un coup et s’est matérialisée en une hargne indubitable. Il retrouvait cette fougue qui à quinze ans, à vingt ans, à vingt-quatre ans, l’habitait, folle, incontrôlable comme un raging bull; il s’est levé, toujours sous l’effet de la fatigue, mais sachant que c’était terminé. Il savait qu’il devait prendre le temps, il savait qu’il avait droit, lui aussi, à un moment de faiblesse physique, à une chute toute simple et qu’il n’est pas à l’abri de la maladie. Cette hargne, aujourd’hui contrôlée, le redresse et l’œuvre rétablissant des jours est le prélude d’une éclosion à venir.

Il rejoint les bureaux du CECI avant son départ. Il discute avec tout le monde. Les gens s’enquièrent de sa santé. Il déjeune avec Yolande. Elle comprend. Elle est plus âgée, possède une plus grande expérience. Elle dit que c’est sûrement difficile, surtout pour un homme de cet âge, de se retrouver confiner au repos. Mais qu’il faut accepter cette condition. Elle le prend dans ses bras. Il dit que ça fait du bien. L’étreinte perdure et cet échange d’énergie est pour lui un cadeau et un baume qui amenuisent ses indispositions.

D’Tji est parti ce matin de Bamako, il a rejoint sa brousse, sa villa, son bureau. Il regarde à travers la fenêtre la verdure des rôniers et songe. Il songe à toutes les personnes qui l’ont assisté, de près ou de loin. Il a au fond de lui-même un sentiment de gratitude qui émerge et qui flotte comme une pirogue messagère de remerciements sincères. Il sait que ces personnes se reconnaîtront. Et que la santé reviendra. C’est l’essentiel. Il y songe.

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